Commentaire composé de La Controverse de Valladolid

Commentaire composé de La Controverse de Valladolid

Texte

- Eminence, les habitants du Nouveau Monde sont des esclaves par nature. En tout point conformes à la description d'Aristote.

- Cette affirmation demande des preuves, dit doucement le prélat.

Sépulvéda n'en disconvient pas. D'ailleurs, sachant cette question inévitable, il a préparé tout un dossier. Il en saisit le premier feuillet.

- D'abord, dit-il, les premiers qui ont été découverts se sont montrés incapables de toute initiative, de toute invention. En revanche, on les voyait habiles à copier les gestes et les attitudes des Espagnols, leurs supérieurs. Pour faire quelque chose, il leur suffisait de regarder un autre l'accomplir. Cette tendance à copier, qui s'accompagne d'ailleurs d'une réelle ingéniosité dans l'imitation, est le caractère même de l'âme esclave. Âme d'artisan, âme manuelle pour ainsi dire.

- Mais on nous chante une vieille chanson ! s'écrie Las Casas. De tout temps les envahisseurs, pour se justifier de leur mainmise, ont déclaré les peuples conquis indolents, dépourvus, mais très capables d'imiter ! César racontait la même chose des Gaulois qu'il asservissait ! Ils montraient, disait-il, une étonnante habileté pour copier les techniques romaines ! Nous ne pouvons pas retenir ici cet argument ! César s'aveuglait volontairement sur la vie véritable des peuples de la Gaule, sur leurs coutumes, leurs langages, leurs croyances et même leurs outils ! Il ne voulait pas, et par conséquent ne pouvait pas voir tout ce que cette vie offrait d'original. Et nous faisons de même : nous ne voyons que ce qu'ils imitent de nous ! Le reste, nous l’effaçons, nous le détruisons à jamais, pour dire ensuite : ça n'a pas existé !

Le cardinal, qui n'a pas interrompu le dominicain, semble attentif à cette argumentation nouvelle, qui s'intéresse aux coutumes des peuples. Il fait remarquer qu'il s'agit là d'un terrain de discussion des plus délicats, où nous, risquons d'être constamment ensorcelés par l'habitude, prise depuis l'enfance, que nous avons de nos propres usages, lesquels nous semblent de ce fait très supérieurs aux usages des autres.

- Sauf quand il s'agit d'esclaves-nés, dit le philosophe. Car on voit bien que les Indiens ont voulu presque aussitôt acquérir nos armes et nos vêtements.

- Certains d'entre eux, oui sans doute, répond le cardinal. Encore qu'il soit malaisé de distinguer, dans leurs motifs, ce qui relève d'une admiration sincère ou de la simple flagornerie. Quelles autres marques d'esclavage naturel avez-vous relevées chez eux ?

Sépulvéda prend une liasse de feuillets et commence une lecture faite à voix plate, comme un compte rendu précis, indiscutable :

- Ils ignorent l'usage du métal, des armes à feu et de la roue. Ils portent leurs fardeaux sur le dos, comme des bêtes, pendant de longs parcours. Leur nourriture est détestable, semblable à celle des animaux. Ils se peignent grossièrement le corps et adorent des idoles affreuses. Je ne reviens pas sur les sacrifices humains, qui sont la marque la plus haïssable, et la plus offensante à Dieu, de leur état.

Las Casas ne parle pas pour le moment. Il se contente de prendre quelques notes. Tout cela ne le surprend pas.

- J'ajoute qu'on les décrit stupides comme nos enfants ou nos idiots. Ils changent très fréquemment de femmes, ce qui est un signe très vrai de sauvagerie. Ils ignorent de toute évidence la noblesse et l'élévation du beau sacrement du mariage. Ils sont timides et lâches à la guerre. Ils ignorent aussi la nature de l'argent et n'ont aucune idée de la valeur respective des choses. Par exemple, ils échangeaient contre de l'or le verre cassé des barils.

- Eh bien ? s'écrie Las Casas. Parce qu'ils n'adorent pas l'or et l'argent au point de leur sacrifier corps et âme, est-ce une raison pour les traiter de bêtes ? N'est-ce pas plutôt le contraire ?

- Vous déviez ma pensée, répond le philosophe.

- Et pourquoi jugez-vous leur nourriture détestable ? Y avez-vous goûté ? N'est-ce pas plutôt à eux de dire ce qui leur semble bon ou moins bon ? Parce qu'une nourriture est différente de la nôtre, doit-on la trouver répugnante ?

- Ils mangent des œufs de fourmi, des tripes d'oiseau...

- Nous mangeons des tripes de porc ! Et des escargots !

- Ils se sont jetés sur le vin, dit Sépulvéda, au point, dans bien des cas, d'y laisser leur peu de raison.

- Et nous avons tout fait pour les y encourager ! Mais ne vous a-t-on pas appris, d'un autre côté, qu'ils cultivent des fruits et des légumes qui jusqu'ici nous étaient inconnus ? Et que certains de leurs tubercules sont délicieux ? Vous dites qu'ils portent leurs fardeaux sur le dos : Ignorez-vous que la nature ne leur a donné aucun animal qui pût le faire à leur place ? Quant à se peindre grossièrement le corps, qu'en savez-vous ? Que signifie le mot "grossier" ?

- Frère Bartolomé, dit le légat, vous aurez de nouveau la parole, aussi longtemps que vous voudrez. Rien ne sera laissé dans l'ombre, je vous l'assure. Mais pour le moment, restez silencieux.

Jean-Claude Carrière, La controverse de Valladolid (extrait), 1992

Commentaire composé

De quelle manière Las Casas et Sepulveda argumentent pour défendre leur point de vue sur la véritable nature des Indiens?

I) L’Argumentation de Sépulvéda

A) Convaincre le juge

Sépulvéda s'adresse à l'audience en affirmant que les habitants du Nouveau Monde correspondent à la description aristotélicienne des esclaves par nature. Il utilise la philosophie d'Aristote pour dépeindre les Indiens comme des êtres destinés à servir, caractérisés par leur incapacité à agir indépendamment. Cette approche met en lumière la vision de Sépulvéda, où il considère les Indiens non pas comme des individus, mais comme des outils animés.

En réponse aux demandes du juge pour plus d'arguments, Sépulvéda énumère divers aspects de la vie des Indiens, tels que leur ignorance de l'usage du métal, des armes à feu et de la roue. Il les décrit portant des fardeaux comme des bêtes et les accuse de pratiquer des sacrifices humains. Ces descriptions visent à renforcer l'idée d'une infériorité intrinsèque des Indiens, en les dépeignant comme primitifs et barbares.

B) La manipulation des faits

Pour appuyer sa thèse, Sépulvéda manipule les faits, en affirmant que les Indiens sont incapables d'initiative et ne font que copier les actions des Espagnols. Il présente cette tendance à l'imitation comme une preuve de leur nature d’esclave. De plus, il souligne leur adoption rapide des armes et des vêtements européens, suggérant que cela démontre leur acceptation volontaire de l'esclavage.

Sépulvéda critique également les habitudes alimentaires des Indiens, les jugeant barbares et indignes. Cette approche révèle une tendance à évaluer les autres cultures uniquement selon les normes européennes, renforçant ainsi un biais ethnocentrique.

II) L’Argumentation de Las Casas

A) Persuader le juge

Las Casas, en contraste, s'efforce de toucher le cardinal en abordant les coutumes des peuples indigènes. Il souligne la difficulté de juger objectivement les usages étrangers à travers le prisme de nos propres coutumes, remettant en question le supposé caractère supérieur de ces dernières.

B) Réfuter la thèse adverse

Las Casas réfute vigoureusement les arguments de Sépulvéda. Il compare la situation des Indiens avec celle des Gaulois sous César, suggérant que les conquérants ont souvent utilisé l'accusation d'indolence et d'imitation pour justifier leurs actions. Cette comparaison historique vise à démontrer la récurrence de cette rhétorique dans la justification de la conquête.

Il conteste aussi l'idée que le mépris des Indiens pour l'or et l'argent soit une preuve de leur infériorité, suggérant plutôt que cela pourrait être une marque de vertu. Las Casas utilise des questions rhétoriques pour défier la perspective de Sépulvéda, tout en critiquant l'avidité européenne pour les richesses matérielles.

Las Casas attaque également la vision de Sépulvéda sur la nourriture indienne, questionnant son droit de juger les préférences alimentaires d'une autre culture. En citant les exemples des tripes de porc et des escargots, il illustre la relativité des goûts et des dégoûts culturels.

Enfin, Las Casas met en avant l'innovation et l'adaptabilité des Indiens, soulignant leur capacité à cultiver des aliments inconnus en Europe. Il met en évidence leur intelligence et leur résilience face aux défis environnementaux, tout en critiquant l'arrogance et l'ignorance européennes.


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