Commentaire composé sur Diderot, Jacques le fataliste, chapitre 1

Commentaire composé sur Diderot, Jacques le fataliste, chapitre 1

Texte

Cette fois-ci ce fut Jacques qui prit la parole et qui dit à son maître : 

"Voilà le train du monde ; vous qui n'avez été blessé de votre vie et qui ne savez ce que c'est qu'un coup de feu au genou, vous me soutenez, à moi qui ai eu le genou fracassé et qui boite depuis vingt ans... 

LE MAÎTRE : Tu pourrais avoir raison. Mais ce chirurgien impertinent est cause que te voilà encore sur une charrette avec tes camarades, loin de l'hôpital, loin de ta guérison et loin de devenir amoureux. 

JACQUES : Quoi qu'il vous plaise d'en penser, la douleur de mon genou était excessive ; elle s'accroissait encore par la dureté de la voiture, par l'inégalité des chemins, et à chaque cahot je poussais un cri aigu. 

LE MAÎTRE : Parce qu'il était écrit là-haut que tu crierais ? 

JACQUES : Assurément ! Je perdais tout mon sang, et j'étais un homme mort si notre charrette, la dernière de la ligne, ne se fût arrêtée devant une chaumière. Là, je demande à descendre ; on me met à terre. Une jeune femme, qui était debout à la porte de la chaumière, rentra chez elle et en sortit presque aussitôt avec un verre et une bouteille de vin. J'en bus un ou deux coups à la hâte. Les charrettes qui précédaient la nôtre défilèrent. On se disposait à me rejeter parmi mes camarades, lorsque, m'attachant fortement aux vêtements de cette femme et à tout ce qui était autour de moi, je protestai que je ne remonterais pas et que, mourir pour mourir, j'aimais mieux que ce fût à l'endroit où j'étais qu'à deux lieues plus loin. En achevant ces mots, je tombai en défaillance. Au sortir de cet état, je me trouvai déshabillé et couché dans un lit qui occupait un des coins de la chaumière, ayant autour de moi un paysan, le maître du lieu, sa femme, la même qui m'avait secouru, et quelques petits enfants. La femme avait trempé le coin de son tablier dans du vinaigre et m'en frottait le nez et les tempes. 

LE MAÎTRE : Ah ! malheureux ! ah ! coquin... Infâme, je te vois arriver. 

JACQUES : Mon maître, je crois que vous ne voyez rien. 

LE MAÎTRE : N'est-ce pas de cette femme que tu vas devenir amoureux ? 

JACQUES : Et quand je serais devenu amoureux d'elle, qu'est-ce qu'il y aurait à dire ? Est-ce qu'on est maître de devenir ou de ne pas devenir amoureux ? Et quand on l'est, est-on maître d'agir comme si on ne l'était pas ? Si cela eût été écrit là-haut, tout ce que vous vous disposez à me dire, je me le serais dit ; je me serais souffleté ; je me serais cogné la tête contre le mur ; je me serais arraché les cheveux : il n'en aurait été ni plus ni moins, et mon bienfaiteur eût été cocu. 

LE MAÎTRE : Mais en raisonnant à ta façon, il n'y a point de crime qu'on ne commît sans remords. 

JACQUES : Ce que vous m'objectez là m'a plus d'une fois chiffonné la cervelle ; mais avec tout cela, malgré que j'en aie, j'en reviens toujours au mot de mon capitaine : Tout ce qui nous arrive de bien et de mal ici-bas est écrit là-haut. Savez-vous, monsieur, quelque moyen d'effacer cette écriture ? Puis-je n'être pas moi ? Et étant moi, puis-je faire autrement que moi ? Puis-je être moi en un autre ? Et depuis que je suis au monde, y a-t-il eu un seul instant où cela n'ait été vrai ? Prêchez tant qu'il vous plaira, vos raisons seront peut-être bonnes ; mais s'il est écrit en moi ou là-haut que je les trouverai mauvaises, que voulez-vous que j'y fasse ? 

LE MAÎTRE : Je rêve à une chose : c'est si ton bienfaiteur eût été cocu parce qu'il était écrit là-haut ; ou si cela était écrit là-haut parce que tu ferais cocu ton bienfaiteur ? 

 

JACQUES : Tous les deux étaient écrits l'un à côté de l'autre. Tout a été écrit à la fois. C'est comme un grand rouleau qu'on déploie petit à petit." 

 

Commentaire composé

I) Le récit de Jacques

 

Jacques commence son récit de manière impressionnante. La tension dramatique nous plonge dans son aventure douloureuse passée : “ la douleur de mon genou était excessive ; elle s'accroissait encore par la dureté de la voiture, par l'inégalité des chemins, et à chaque cahot je poussais un cri aigu.” La tension dramatique augmente à mesure que l’on comprend la gravité de la situation dans laquelle Jacques était : “Je perdais tout mon sang, et j'étais un homme mort si notre charrette, la dernière de la ligne, ne se fût arrêtée devant une chaumière”. Le récit de Jacques est construit à la manière d’un conte traditionnel, avec tout d’abord  une situation initiale : “un coup de feu au genou” puis ensuite il y a une péripétie, Jacques, blessé finit par être amené à une “chaumière” où il finit par être sauvé. Cependant il n’y a pas de situation finale, Jacques est interrompu par son maître et la discussion part sur un autre sujet qui est celui du fatalisme. 

 

II) Le dialogue

 

Ce passage est un dialogue vivant car dès le départ on  passe d’un narrateur qui dit une phrase à un dialogue entre les deux personnages qui relève du théâtre.   

De plus on semble assister à un réel dialogue, la conversation n’est pas structurée de manière claire, elle semble se dérouler dans la vraie vie car il y a des coupures entre les paroles des deux personnages et ils changent de sujet. 

De plus ce qui accentue le côté réel de la conversation est que le maître n'écoute pas vraiment l’histoire du serviteur, il semble ne pas y accorder d’importance car pour lui son serviteur n’est pas une personne importante. Bien que ce récit fasse partie d’un roman, celui-ci est construit à la manière d’une réflexion politique et religieuse, en utilisant la thématique du maître et du valet, onze ans avant la révolution. Après avoir eu une discussion sur la destinée et la condition humaine, Jacques passe au thème de l'identité, et, comme Zola le fera un siècle plus tard Diderot pose la question : à quel point est ce que notre caractère, et notre manière de penser sont prédéterminés avant la naissance : “Puis-je n'être pas moi ? Et étant moi, puis-je faire autrement que moi ?”

 

III) Une réflexion sur la destinée

 

La deuxième réplique du maître vient ouvrir une discussion sur la condition humaine : “Parce qu'il était écrit là-haut que tu crierais ?” Cette réplique du maître est une réflexion sur la destinée cachée derrière un côté humoristique, en raison de l'absurdité de sa réflexion. Cependant cette absurdité est partagée par Jacques qui répond “assurément”. Cela marque un décalage avec notre réalité. Pour eux, chaque action est déjà décidée d’avance ce qui ne laisse aucune place pour un changement, une amélioration car tout est déjà décidé, il ne reste plus qu’à accepter ce que l’on subit. Dans ce cas là les personnages n’agissent même plus, ils subissent le déroulement de leur vie prédestinée. C’est un détournement de la foi religieuse qui, en temps normal sert à donner de la confiance en soi et aussi une issue, un refuge contre ce qui est négatif. Or, ici c’est juste un moyen de se morfondre : “Tout ce qui nous arrive de bien et de mal ici-bas est écrit là-haut” voilà les mots auxquels Jacques et son maître attachent une importance vitale. Il est impossible pour eux d’avancer dans la vie ; cela est renforcé par le fait que Jacques ait été blessé au genou, ce qui est symbolique de ne plus pouvoir avancer dans sa vie.

 

Conclusion :

 

 

Jacques le fataliste peut être considéré comme le pionnier du “nouveau roman”  pour son mélange des différents genres, le roman, le théâtre et l’argumentation. C’est à travers ce mélange que Diderot peut transmettre plusieurs idées et messages de manières différentes comme la thématique des rapports conflictuels entre maître valet par exemple. De plus il inclut dans son roman une réflexion sur la foi et sur la quête d'identité, le caractère prédéterminé de notre existence comme Zola le fera dans ses romans naturalistes un siècle plus tard.

 


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