Analyse de Thérèse Raquin de Zola, chapitre 21, L’hallucination de Laurent

Analyse de Thérèse Raquin de Zola, chapitre 21, L’hallucination de Laurent

Texte

Tout à coup Laurent crut avoir une hallucination. Comme il se tournait, revenant de la fenêtre au lit, il vit Camille dans un coin plein d’ombre, entre la cheminée et l’armoire à glace. La face de sa victime était verdâtre et convulsionnée, telle qu’il l’avait aperçue sur une dalle de la morgue. Il demeura cloué sur le tapis, défaillant, s’appuyant contre un meuble. Au râle sourd qu’il poussa, Thérèse leva la tête.

   

– « Là, là », disait Laurent d’une voix terrifiée.

Le bras tendu, il montrait le coin d’ombre dans lequel il apercevait le visage sinistre de Camille. Thérèse, gagnée par l’épouvante, vint se serrer contre lui.

« C’est son portrait, murmura-t-elle à voix basse, comme si la figure peinte de son ancien mari eût pu l’entendre.

– Son portrait, répéta Laurent dont les cheveux se dressaient.

– Oui, tu sais, la peinture que tu as faite. Ma tante devait le prendre chez elle, à partir d’aujourd’hui. Elle aura oublié de le décrocher.

– Bien sûr, c’est son portrait… »

Le meurtrier hésitait à reconnaître la toile. Dans son trouble, il oubliait qu’il avait lui-même dessiné ces traits heurtés, étalé ces teintes sales qui l’épouvantaient. L’effroi lui faisait voir le tableau tel qu’il était, ignoble, mal bâti, boueux, montrant sur un fond noir une face grimaçante de cadavre. Son œuvre l’étonnait et l’écrasait par sa laideur atroce ; il y avait surtout les deux yeux blancs flottant dans les orbites molles et jaunâtres, qui lui rappelaient exactement les yeux pourris du noyé de la morgue. Il resta un moment haletant, croyant que Thérèse mentait pour le rassurer. Puis il distingua le cadre, il se calma peu à peu.

« Va le décrocher, dit-il tout bas à la jeune femme.

– Oh ! non, j’ai peur », répondit celle-ci avec un frisson.

Laurent se remit à trembler. Par instants, le cadre disparaissait, il ne voyait plus que les deux yeux blancs qui se fixaient sur lui longuement.

« Je t’en prie, reprit-il en suppliant sa compagne, va le décrocher.

– Non, non.

– Nous le tournerons contre le mur, nous n’aurons plus peur.

– Non, je ne puis pas. »

Le meurtrier, lâche et humble, poussait la jeune femme vers la toile, se cachait derrière elle, pour se dérober aux regards du noyé. Elle s’échappa, et il voulut payer d’audace ; il s’approcha du tableau, levant la main, cherchant le clou. Mais le portrait eut un regard si écrasant, si ignoble, si long, que Laurent, après avoir voulu lutter de fixité avec lui, fut vaincu et recula, accablé, en murmurant :

« Non, tu as raison, Thérèse, nous ne pouvons pas… Ta tante le décrochera demain. »

Il reprit sa marche de long en large, baissant la tête, sentant que le portrait le regardait, le suivait des yeux. Il ne pouvait s’empêcher, par instants, de jeter un coup d’œil du côté de la toile ; alors, au fond de l’ombre, il apercevait toujours les regards ternes et morts du noyé. La pensée que Camille était là, dans un coin, le guettant, assistant à sa nuit de noces, les examinant, Thérèse et lui, acheva de rendre Laurent fou de terreur et de désespoir.

Commentaire composé

I) Un récit naturaliste

 

Les éléments qui donnent de la précision au récit sont les détails des gestes et des émotions des meurtriers: “Tout à coup Laurent crut avoir une hallucination. Comme il se tournait, revenant de la fenêtre au lit”, “d’une voix terrifiée”, “dont les cheveux se dressaient.” Le portrait de Camille est aussi décrit avec grande précision, ce qui apporte au realisme du recit “ignoble, mal bâti, boueux, montrant sur un fond noir une face grimaçante de cadavre”, “il y avait surtout les deux yeux blancs flottant dans les orbites molles et jaunâtres”.

Le point de vue dominant dans ce texte est celui de Laurent. Cela donne l’impression que l’on est dans la tête de Laurent et que l’on ressent la même peur. Cela crée du doute et de la confusion dans l’esprit du lecteur qui ne sait pas si la description est objective ou si elle est le fruit de la santé mentale de Laurent. “Le meurtrier hésitait à reconnaître la toile. Dans son trouble, il oubliait qu’il avait lui-même dessiné ces traits heurtés”.

Les manifestations physiques de la peur sont “une voix terrifiée”, “cheveux se dressaient”, “se remit à trembler”, “avec un frisson”, “cloué sur le tapis, défaillant”, “haletant”...

Les éléments du décor qui créent l’hallucination de Laurent sont le portrait et le fait que la pièce soit sombre. Les ténèbres empêchent Laurent de discerner le décor précisément et laissent son imagination prendre le dessus lorsqu’il voit le portrait du défunt Camille.

 

II) Les mécanismes de l’hallucination

 

Le portrait de Camille n’est, à la base, qu’un simple objet avec un “cadre” et un “clou” pour l’accrocher.

Le regard de Laurent métamorphose le simple portrait en un revenant. La description du portrait se change alors en celle du cadavre de Camille: “La face de sa victime était verdâtre et convulsionnée”, “les yeux pourris du noyé de la morgue”. Laurent voit aussi les caractéristiques maladives de sa victime “ignoble, mal bâti, boueux”, “ces traits heurtés, étalé ces teintes sales qui l’épouvantaient”.

Cette apparition de Camille obsède Laurent car elle lui rappelle que c’est lui qui a noyé Camille. On peut donc en déduire que cette hallucination est le fruit de la conscience tourmentée de Laurent.

L’hallucination triomphe des esprits de Laurent et Thérèse car ils sont d’abord surpris par ce qu’ils voient, puis sont pris de peur et finissent par devenir totalement paniqués et fous de terreur alors qu’ils essaient de décrocher un simple portrait. Ils vont même jusqu'à se sentir observés et jugés par le portrait.  “La pensée que Camille était là, dans un coin, le guettant, assistant à sa nuit de noces, les examinant”.

La défaite des personnages de Thérèse et Laurent face à l’hallucination est manifeste puisqu’ils ne peuvent pas physiquement décrocher le portrait de Camille, tellement ils en ont peur : “Laurent, après avoir voulu lutter de fixité avec lui, fut vaincu et recula, accablé”.

Cela montre que les deux meurtriers, s’ils ont réussi à assassiner le mari gênant, n’avaient pas la force mentale d’assumer les conséquences de leur crime. Ils sont donc victimes de leurs remords et leur conscience les tourmente jusqu’à la folie.


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