L'idée de progrès est-elle une idée de la raison ou un mythe moderne par excellence ?

L'idée de progrès est-elle une idée de la raison ou un mythe moderne par excellence ?

La notion de progrès n’est pas claire, elle n’a pas toujours le même sens : le progrès d’une maladie, le progrès des connaissances, les nations occidentales qui effectuent des missions colonisatrices au nom du progrès au XIXème siècle ne sont pas à mettre sur le même plan. Dans cet article nous donnerons au progrès un sens précis : le progrès est l’évolution dans le sens du meilleur.

Critique d’un progrès de l’espèce humaine et de la raison qui croit atteindre l’absolu

L’idée de progrès historique implique, comme le dit Hegel, l’histoire de l’humanité tout entière. Pour les grands philosophes de l’histoire du XIXème siècle, Hegel et Marx, il y a une orientation du devenir de l’histoire de l’humanité. Malgré les apparences (désordre, violence), pour ces philosophes l’histoire a une logique, à savoir que les événements de l’histoire dans le temps ne se déroulent pas selon un chaos universel, mais selon un ordre, une logique. Il y a une logique de l’affectivité et des passions, de la raison : la raison historique est souvent au service des passions des hommes selon Hegel. Ce sont les hommes qui font l’histoire, « l’histoire est donc l’histoire de l’esprit » dit Hegel. L’histoire de l’esprit de l’humanité s’incarne à travers l’histoire des peuples. Cependant si ce sont les hommes qui sont responsables de l’histoire, ils peuvent à certains moments la subir, à travers des événements historiques qu’ils n’ont pas voulus. Hegel dit : « Les hommes font de l’histoire mais ils ne savent pas toujours l’histoire qu’ils font », parce qu’il y a une contradiction entre l’esprit subjectif et l’esprit objectif. Il y a une contradiction entre les projets des hommes et la réalisation de ces projets. Par exemple les grands hommes de l’histoire sont ceux qui par leurs projets savent répondre à une aspiration populaire. « C’est un homme qui sait incarner l’esprit d’un peuple à un moment de l’histoire » dit Hegel. Les hommes sont les instruments à la fois passifs et actifs d’un esprit qui les dépasse mais qui les incarne en même temps, esprit de l’humanité, raison vivante et historique qui va vers son perfectionnement. « Les hommes sont les mille-pattes de l’histoire », « Napoléon c’est l’esprit universel à cheval » dit Hegel. Exemple de la contradiction entre les projets et la réalisation de ces projets : Napoléon a occupé toute l’Europe ; or le fait que beaucoup de soldats français aient séjourné très longtemps dans les villes a participé à la diffusion des idées de la révolution française. C’est-à-dire que Napoléon a accompli inconsciemment ce que l’esprit de l’humanité voulait. C’est ce que Hegel appelle la ruse de la raison historique : malgré les contradictions, les conflits et la violence de l’histoire, l’humanité va nécessairement vers un perfectionnement.

Ce qu’on peut constater chez les philosophes rationalistes c’est qu’il y a un mythe de la raison et il n’y a pas de progrès de l’espèce humaine dans la totalité de ses manifestations. On peut parler de progrès partiel : le progrès des connaissances scientifiques, des techniques. Mais le progrès scientifique n’entraîne pas nécessairement le progrès moral. Augustin Cournot dit que cette idée que le progrès des connaissances entraînerait un progrès moral, social et politique est une idée religieuse. Parce que le progrès scientifique a un effet cumulatif en matière de morale : les savoirs acquis au cours de l’histoire s’ajoutent et se corrigent mutuellement, mais en matière de morale, à chaque génération la morale se pose en des termes nouveaux. Certaines valeurs morales comme le respect de la personne, la lutte contre l’injustice, sont le fruit d’une volonté individuelle : on ne naît pas moral, on le devient. Le progrès des idées morales ne suffit pas à me rendre moral : le respect de l’individu pris en compte dans la constitution de 1948 montre qu’il y a bien un progrès des idées morales, cependant ce progrès n’entraîne pas nécessairement un progrès des mœurs. Il ne suffit pas de lire L’Ethique de Spinoza pour être juste. Je peux savoir ce qui est juste et ne pas le désirer.

Affirmer le progrès de l’humanité tout entière relève d’un préjugé métaphysique, on ne peut prétendre déchiffrer le sens et l’orientation de l’histoire : une raison liée au temps ne peut se mettre hors du temps sans se prendre pour une raison divine. La philosophie de l’histoire de Hegel est une théodyssée de l’histoire : l’aventure d’un esprit qui se perfectionnerait. Le progrès de l’espèce humaine vient donc d’une illusion engendrée par une raison philosophique et scientifique qui ne se critique pas elle-même.

Doit-on pour autant renoncer à vouloir donner un sens à notre existence et renoncer à tout progrès moral ?

Il ne faut pas tomber dans un scepticisme  mou, indifférent, ce que Hegel appelle le scepticisme paresseux. Le non engagement dans la vie publique et le mutisme peuvent procurer des refuges provisoires mais il arrive nécessairement un moment où l’histoire nous rejoint sans qu’on l’ait voulu. André Gide dit : « Il arrive un moment dans la vie […] où les choses que l’on avait méprisées dans sa jeunesse se vengent […]. Oui je paie aujourd’hui mes dénis d’antan, de ce long temps où me paraissait indigne de réelle attention tout ce que je croyais transitoire et ressortissant à la politique, à l’histoire. L’influence de Mallarmé m’y poussait, je la subissais sans m’en rendre compte car elle ne faisait que m’encourager dans mon sens et je ne savais pas encore bien alors combien il sied de se défier de ce qui vous flatte et que cela seul vous éduque vraiment qui vous contrarie. »

Souvent l’opinion publique aime l’idée de progrès car ça la dispense de réfléchir. Baudelaire dit : « Cette idée grotesque a grandi sur le terrain de la fatuité moderne ». La raison peut devenir mythologique si elle ne prend pas de distance avec elle-même. Le mythe du progrès répond à nos désirs, à un besoin de sens que ressent l’homme. Mais alors que la réflexion philosophique sur le progrès sollicite notre raison, le mythe sollicite notre imaginaire et il n’y a que la raison qui puisse délimiter le champ de l’imaginaire et de la réalité. Il n’y a également que la raison qui puisse prendre en compte ses propres limites. S’il est erroné d’affirmer un progrès de l’histoire de l’humanité tout entière, si l’on ne peut en aucun cas prévoir le sens de l’histoire, on peut vouloir le progrès de l’histoire. Cette volonté est la dimension de l’espoir.

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