Analyse des Mémoires d'Hadrien de Marguerite Yourcenar

Analyse des Mémoires d'Hadrien de Marguerite Yourcenar

Analyse de l'incipit

Mémoires d'Hadrien est un roman historique de l'écrivaine française Marguerite Yourcenar, publié en 1951. Cette date de publication est révélatrice puisqu’elle suit les dates des deux guerres mondiales, et Yourcenar dans son œuvre ne manquera pas de faire quelques allusions à ces deux drames mondiaux. Ces pseudo-mémoires de l'empereur romain Hadrien ont immédiatement rencontré un extraordinaire succès international et assuré à son auteur une grande célébrité.

Le livre se présente comme la longue lettre d'un empereur vieillissant à son petit-fils adoptif de 17 ans et éventuel successeur, Marc Aurèle. L'empereur médite, rappelant à sa mémoire ses triomphes militaires, son amour de la poésie et de la musique, sa philosophie, et sa passion pour son favori, le jeune Bithynien Antinoüs.

L’extrait étudié est l’incipit du roman. Celui-ci est étonnant, il commence comme une lettre adressée à un nommé Marc et montre un empereur, un homme dans son intimité : il va voir son médecin à 60 ans car il lui reste peu de temps à vivre.

Pourquoi Yourcenar fait-elle un incipit aussi simple et aussi humain pour un empereur ?

Le plan de mon explication suivra le mouvement du texte : une visite chez le médecin l.1-14 ; réflexion sur son corps et son âme l.14-24 et désabusé à l’égard de son médecin l.22-33.

 

I) Une visite chez le médecin l.1-14 

1) Une lettre moderne l.1-5

Les Mémoires commencent comme une lettre adressée à Marc Aurèle, son deuxième successeur dans l’expression « Mon cher Marc ». Cette expression est moderne. Il devrait y avoir « Hadrianus salutera Marco dat » (Hadrien donne son salut à Marc en latin). Cette salutation tranche avec le titre de l’œuvre très sérieux « Mémoire d’Hadrien ». Culture d’époque : parler de soi à la 3ème personne. La présence d’une épitaphe (que l’on trouve sur des monuments) prouve cela. C’est très sérieux.

Ainsi, au moment de l’action, Hadrien a 60 ans et Marc-Aurèle 15 ans (il le dit à la fin du texte), il écrit cet incipit 2 ans avant sa mort (62 ans).

Cette adresse est anachronique (moderne par rapport au moment de l’écriture) car l’auteur veut nous faire croire qu’Hadrien est de notre temps pour que l’on se sente plus concernés comme si Hadrien nous parlait directement pour nous faire passer un message sur la vie et la mort puisque le texte commence par situer l’action dans le temps et l’espace « je suis descendu ce matin chez mon médecin Hermogène ». Seul le prénom Hermogène indique que nous sommes au moment de l’Antiquité. Hermogène est un prénom grec car les grecs étaient beaucoup aimés par Hadrien et réputés pour leur grand savoir.

Mais ce cher Marc peut parler à quelqu’un de moderne comme Yourcenar. Il faut garder à l’esprit que cette autobiographie fictive permet une double énonciation : de Hadrien vers Marc Aurèle et de Yourcenar vers les lecteurs.

 

2) Le dépouillement et la grave maladie d’Hadrien l.5-14

Allitération en [m] qui rappelle le dépouillement à la ligne 5 au sens propre (enlever ses vêtements pour se faire ausculter) et au sens figuré (il se met à nu, preuve d’humilité et de vérité). Ligne 7 « Je t’épargne les détails » : Hadrien a un peu honte mais ose finalement dire le nom de sa maladie : « hydropisie du cœur » qui finira par l’emporter bientôt comme le suggèrent les verbes qui déroulent le fil du temps avant que l’hydropisie du cœur ne vienne le couper. Hadrien est conscient qu’il est aux portes du souterrain séjour des morts, la vie peut être vue comme un bateau naviguant sur le Styx et la rive, le royaume d’Hadès. La phrase s’étire : réticence : référence aux Parques, 3 femmes une qui file, une qui tire une qui coupe le fil de la vie. Pudeur à se montrer : il est difficile de rester empereur en présence d’un médecin.

Lignes 11-12 : Hadrien est lucide devant le mal comme le montrent les expressions « alarmé », « malgré lui », « rapide », « progrès ». Le montrent bien aussi le poème liminaire et l’excipit écrits par Hadrien en latin (la boucle est bouclée). Le temps de l’écriture de l’incipit et de l’excipit serait donc quasiment le même : à l’âge de 60 ans. Ils donnent l’impression d’avoir été écrit à deux moments très proches. Ainsi les quatre parties médianes de l’œuvre sont une plongée dans le passé, « à la recherche du temps perdu ». Hadrien remonte le temps (C’est comme s’il avait attendu le dernier moment pour écrire l’introduction et la conclusion). Il montre clairement la gravité de la maladie qui le touche sans se lamenter. Il fait preuve de courage ce qui renforce sa condition d’empereur qui, même s’il est nu, sait faire preuve du sang-froid et du courage dont un empereur doit se doter pour diriger un empire. C’est son médecin Hermogène qui panique « alarmé malgré lui », « progrès si rapide du mal ». La scène est dramatique mais il n’y a pas de pathos, de pathétique car il n’y a pas de lamentations.

 

II) Réflexions sur son corps et son âme l.14-24

1) Comment Hadrien perçoit son corps diminué l.14-16

Ainsi, Hadrien semble perdre sa nature d’homme, son humanité par le mal qui le ronge et pourtant, il gagne en humanité par son courage. « monceau d’humeurs », « triste amalgame de lymphe et de sang » sont des expressions péjoratives, des formes difformes. Hadrien donne des termes médicaux d’époque : les « 4 humeurs » symbolisent les substances qui composent le corps (bile jaune, bile noire, sang, lymphe) qui se réfèrent aux 4 éléments (feu, eau, terre, air) et qui s’ils sont en équilibre symbolisaient la bonne santé à l’époque. On dit aussi de quelqu’un qu’il est sanguin quand il est énervé par exemple.

Il semble oublier (conception spiritualiste) : il se voit comme un corps et non plus comme une âme et un corps. 

Quand il parle du médecin devant lequel il n’est plus empereur, il nous fait comprendre la différence qu’il y a entre notre personne et la fonction que nous assurons. L’homme social n’est pas forcément l’homme profond. Il n’est plus empereur car il est, rappelons-le, dépouillé de la pourpre des Césars, et même de son manteau sans doute le plus simple. Il a peur de se faire mal juger par le médecin. Il ne semble même plus avoir sa qualité d’homme, puisqu’il se réduit à un corps très matériel : humeur (sang, lymphe…). 

Les termes qui désignent le corps sont péjoratifs : « alarmé », « malgré lui », comme s’il rejetait son corps.

 

2) Un homme révolté devant la mort ? l.18-21

Au moment crucial, pour la première fois, il accuse son corps de l’abandonner. Il le personnifie, en le voyant comme un ami devenu sournois (ligne 21). Rien qu’en le personnifiant il semble dire qu’il n’est plus lui-même un être unifié, mais un être bipartite ; son corps lui devient étranger. Il se regarde « soi-même comme un autre », en proie à une guerre intestine, puisqu’il n’y a plus cette harmonie corps/âme. Hadrien est tiraillé d’où la série d’antithèses qui opposent l’ami à l’ennemi fidèle/sournois compagnon/monstre.

À un moment donc, Hadrien semble refuser cette déchéance corporelle ; mais il se ressaisit avec l’interjection « Paix ». Cela ressemble à l’harmonie stoïcienne. Il refuse de se mépriser et s’accepte tel qu’il est devenu. Le stoïcien, en philosophe, dira qu’il acquiesce à l’ordre du monde (cela ressemble à la providence chrétienne). Hadrien était-il aussi stoïcien que l’auteur veut le suggérer ? C’est possible vu sa formation et son goût de la guerre ; elle se  rapproche beaucoup de la personnalité du destinataire Marc-Aurèle qui, lui, avait écrit ses pensées. 

 

III) Réflexions sur la mort l.22-39

1) Désabusé et critique à l’égard de son médecin l.22-33

Il ne croit ni aux médicaments, « vertu merveilleuse des plantes », ni aux paroles optimistes du médecin, « vague formule de réconfort » tant lui-même à l’intuition de cette dernière heure. Rappelons-nous à la page 13 : « je commence à percevoir le profil de ma mort (métaphore du profil du rivage). Il est dur avec Hermogène, quand il dit qui lui a « débité » des paroles toutes faites, puis quand il parle de son arrangement avec la vérité avec le mot « Imposture », mensonge qui a consisté à lui « cacher ma mort ». C’est presque un oxymore. La difficulté de cacher ce qu’on vit s’oppose au «tâcher d’entrer dans la mort les yeux ouverts » de l’excipit.

 

2) un homme réaliste devant son mal l.36-39

Le ton du reproche s’explique parce qu’il perçoit très bien les manifestations tangibles du mal qui le ronge : « jambes enflées » « je suffoque ».

Ces maux font penser à un coureur qui a trop couru (Hadrien aime le sport : la course, l’équitation). Mais la proposition au présent de vérité générale montre qu’il accepte la vérité : « nul ne peut dépasser les limites présentes » (puissance supérieure). C’est une phrase digne d’un philosophe. La mort est ainsi montrée comme une borne prévue et prescrite par le destin. La course sur le stade est alors la métaphore de sa vie ; la mort, c’est l’arrivée à la borne des « 60 ans ». Cette formule chiffrée lapidaire fait penser à une mesure de distance comme les deux stades parcourus à la course d’endurance.

Bilan : Dans cet incipit moderne et simple, Yourcenar présente l’empereur Hadrien comme un homme. Il rend visite à son médecin, inquiet, qui n’ose lui faire part de sa mort prochaine. Ainsi, lors de cette visite, Hadrien est dénudé, tel un homme normal, il n’est plus empereur et sent la fragilité grandissante de son corps qui va bientôt rendre l’âme. C’est l’occasion pour Hadrien de réfléchir sur son corps, son âme, la vie, la mort. Le fait qu’Hadrien soit vu ici comme un simple homme donne une dimension universelle à l’incipit : chaque homme peut et va sûrement vivre cette scène à la fin du long fleuve de sa vie.

Hadrien bâtisseur

Situé dans la 3ème section, la plus longue du chapitre, « Tellus stabilita », Hadrien expose ses premières mesures politiques prises dans les années 118-121 : sa volonté de réorganiser le monde en rendant Rome éternelle et en agrandissant son empire, mais aussi son intérêt pour l’amélioration de la condition humaine (femmes, esclaves, pauvres…).

Il s’agit de monter à travers la lecture de ce passage dans quelle mesure la réflexion qu’Hadrien mène sur l’art de construire est alors toute légitime pour cet empereur « bâtisseur », qui n’en demeure pas moins, malgré sa quête de stabilité et d’équilibre, un grand voyageur et un homme dont la dernière action avant de mourir est de construire, par l’écriture, un monument littéraire qui pérennisera son œuvre qu’est sa vie.

Le plan de mon explication suivra le mouvement de l’extrait : I) présentation sur la réflexion de l’art de bâtir l.1-8 ; II) 4 exemples de construction en harmonie avec l’éthique d’Hadrien l.8-17 ; III) la civilisation et l’humanisation par le réaménagement des lignes de défenses (l.17-25) et IV) Réflexion sur le temps qui passe et la mort (l.26-38).

 

I) Présentation de la réflexion de l’art de bâtir l.1-8

Les romains se reconnaissent à 3 vérités/qualités : ce sont des guerriers, des juristes et surtout des bâtisseurs.

Même s’il est empereur, Hadrien n’échappe pas à la règle. Il aime marquer les territoires qu’il conquiert d’une marque pérenne (éternelle) notamment des bâtiments/monuments mais aussi des monuments littéraires comme ce recueil. Hadrien est bâtisseur de son autobiographie qui est éternelle.

Définition de l’art de bâtir

La première partie débute par un exorde qui annonce le thème du passage : l’art de bâtir. Hadrien commence par l’infinitif « construire » qui explique avec « c’est » x3. C’est déictique. Hadrien y donne donc une définition de l’art de construire qui repose sur l’emploi de nombreux infinitifs (énumération : 6 infinitifs « collaborer », « mettre une marque ») et par l’anaphore du présentatif « c’est » sur un ton impersonnel et didactique (oratio togata, style togé) : bâtir, c’est aménager, mettre en œuvre et humaniser l’espace, après s’en être rendu « maître et possesseur », dans la recherche de l’équilibre et de l’harmonie. Idée de collaboration : construire ne signifie pas détruire pour rebâtir mais ajouter à la nature, on travaille avec elle pour l’embellir encore plus, vision bien romaine. On participe à une œuvre créatrice (« modifier », « changement », « transformait ») — pas de destruction. Pour cela on retrouve les verbes en binôme « nuque humaine/paysage ; vaste/paysage de roche skyronienne (roches passées).

Construire induit de respecter la nature, ce qui correspond à la philosophie morale d’Hadrien pour lequel la sagesse s’accompagne d’une quête de la juste mesure, du juste équilibre.

Les figures de style (paronomase « la vie des villes », anaphore, énumérations, phrase exclamative « que de soins… ») et le rythme tantôt binaire (« d’un pont ou d’une fontaine »), tantôt ternaire (« construire », « collaborer », « contribuer ») renforcent avec une touche de lyrisme et de poésie le lien entre le thème de la construction du paysage et celui du travail d’écriture qui mène à la construction d’un récit, celui de la vie d’Hadrien, auquel Yourcenar donne vie. Cela met en valeur cette action civilisatrice, création de la vie là où il y avait le désert cf. plus loin. Le souci d’exactitude et d’efficacité est similaire pour ces deux types de construction, comme l’illustre le superlatif « la plus économique… la plus pure » : écrire, c’est ainsi bâtir un pont, pour Yourcenar, entre le passé et le présent, mais aussi réunir le lecteur du présent avec les personnages du passé, en usant du style le plus vrai et le plus précis. Pont/fontaine= constructions romaines ; romain forts en pont économique/pure fontaine=eau=symbole de vie c’est « l’eau des villes ».

 

II) 4 exemples de constructions en harmonie avec l’éthique d’Hadrien l.8-17

Hadrien donne 4 exemples de constructions qu’il a dirigées : les deux routes et les deux aqueducs par leur symétrie et leur équilibre reflètent sa recherche de la juste mesure et de l’harmonie qui correspond à sa philosophie. Style togé (parler de choses sérieuses et ici de style didactique, sans emphase ni adjectifs). Efficacité et rigueur sont ses qualités pour bâtir des monuments mais aussi l’œuvre littéraire d’Hadrien et Yourcenar.

L’emploi de l’imparfait de description (« transformait », « faisaient succéder », « ce n’était », « repayait ») renvoie au temps du récit dans un discours indirect libre qui rend compte des pensées de l’empereur. C’est une carte géographique du monde romain sous le règne d’Hadrien qui est dépeinte au lecteur à travers les noms de lieux qui sont cités (la Grèce, l’Égypte, l’Asie Mineure et l’Afrique du nord, ce qui renvoie au passé historique et littéraire du monde ancien. Il s’agit pour Hadrien, de protéger durablement l’empire des ennemis potentiels et d’ainsi conforter son autorité (vocabulaire militaire : « voie dallée », « citernes », « postes militaires »), après avoir triomphé des obstacles de la nature (« désert », « danger », « duretés », allitérations en [d] et en [r]) tout en alliant la recherche de l’harmonie entre tous les éléments (succession d’antithèses (« élargissement/roches, « sécurité/danger », repayait/duretés », « élever/creuse »). Notons le souci de la vérité historique, à travers les précisions numériques (« deux mille stades », « cinq cents villes »), qui renforce la métaphore de l’écriture.

 

III) La civilisation et l’humanisation par le réaménagement des lignes de défenses (l.17-25).

Le monologue intérieur d’Hadrien est toujours à l’imparfait. La première phrase est construite sur un parallélisme ternaire que renforcent les trois participes passés passifs à la fin de la proposition (« continue, arrêté, brisé ») et développe une analogie entre les murs de défense et les digues maritimes. La gradation (« continue, arrêté, brisé ») permet de dégager nettement les objectifs militaires et stratégique d’Hadrien : maintenir la paix et se défendre des agresseurs extérieurs. L’énumération des infinitifs juxtaposés, la paronomase « féconder » et « fonder », entre autres, rendent compte de l’enjeu de ce passage sur le plan discursif : Bâtir, c’est donner vie à un monde, à des hommes, comme le souligne la métaphore filée de l’eau tout au long du texte depuis la première ligne (« fontaine », « citerne », « aqueducs », « vagues », « ports », « golfes », et « source »).

Les sonorités en [cr], [pr], [str] traduisent les bruits des travaux entrepris par Hadrien pour transformer le paysage. La métaphore de « l’hiver de l’esprit » renvoie à l’ignorance et à la barbarie qu’il faut combattre par la construction des « chroniques » et des « bibliothèques » : construire et reconstruire devient une nécessité pour engendrer la connaissance. Il s’agit aussi ici pour Yourcenar, de définir le travail de l’écrivain lui-même qui construit le roman en créant, en donnant vie (« féconder ») à ses personnages grâce à ces « fortifications » que sont les mots, et en faisant revivre aux lecteurs la Rome du deuxième siècle (« fonder ») : l’écriture permet de lutter contre l’ignorance et de lutter contre le temps qui passe et la mort.

 

IV) Réflexion sur le temps qui passe et la mort (l.26-38)

Cette dernière partie se recentre sur le sujet lyrique : la réflexion générale sur l’art de bâtir pour organiser le territoire se mue en réflexion personnelle et méditative sur la condition humaine, quand Hadrien définit le fait de reconstruire comme un moyen de lutter contre l’inéluctabilité du temps et de survivre en laissant des monuments voués à traverser toutes les époques. Yourcenar transmet, par la voix de son protagoniste, sa vision poétique et philosophique de l’Histoire. Cette méditation sur le temps et la mort concerne tous les hommes : « notre vie est brève ».

Le champ lexical du temps abonde dans ce passage, la conjugaison des verbes fait appel à trois éléments de l’axe du temps :le passé, le présent, le futur, ce qui tend à produire une continuité temporelle qui les dépasse. À travers les pierres de ses monuments qui défilent et qui servent de pont entre le présent, le passé et le futur, le souvenir ne meurt pas à travers cette mémoire sensorielle qui favorise cette « science du contact », à laquelle Yourcenar s’est attachée dans l’écriture des Mémoires.

L’écriture participe, dès lors, à cette reconstruction du passé à travers le pouvoir des mots qui permettent de faire revivre Hadrien et les hommes du passé.

Conclusion : ce passage constitue une pause dans la narration et aborde le thème de la quête de l’harmonie, de la juste mesure, de l’immortalité, à travers une réflexion sur l’art de bâtir, à partir de laquelle se dessine la métaphore de l’écriture, assemblage de mots qui permettent de réanimer les éléments du passé et de les fixer pour l’éternité.

La chasse au lion

Situé dans la 4ème section « saeculum aureum » cet extrait que l’on nommera la chasse au lion présente donc comme son nom l’indique, une chasse d’Hadrien. Ainsi, dans cet extrait, Hadrien raconte à Marc ce souvenir mémorable que fut cette chasse au lion avec Antinoüs en Égypte. On le sait, Hadrien aime la chasse, nous l’avons lu au début de ses mémoires quand il décrivait ses passions et ses goûts. Toutefois cette chasse n’est pas comme les autres, elle revêt une importance plus grande que toutes les autres. En effet Antinoüs l’accompagnait et il avait promis au jeune homme d’être l’acteur principal de la chasse ce jour-là. Alors si la scène a tant marqué Hadrien et s’il la raconte aujourd’hui affaibli au rivage de la mort c’est peut-être parce que ce matin-là au bord de l’étang dans le silence de l’attente du lion il regrettait d’avoir cédé aux caprices d’un jeune homme, celui qu’il aimait. Caprice d’un jeune homme qui allait peut-être lui faire courir un danger inconscient. 

Sera-ce l’occasion de montrer l’héroïsme du jeune homme ou alors l’occasion de montrer le choix tragique d’un vieillard inconscient du danger ?

Le plan de mon explication suivra le mouvement du poème : description de la bête l.1-4 ; fougue et imprudence d’Antinoüs l.5-8 ; attente mortelle l.8-12 ; Hadrien se donne le beau rôle l.13-18 ; la mort du lion l.18-22 ; épilogue, le retour au camp l.22-25.

 

I) Description de la bête l.1-4

- L’adverbe « soudain » marque la surprise et crée une attente pour les deux chasseurs mais aussi pour les lecteurs (cela fait une page).

- La bête arrive à pas feutrés comme le suggère l’allitération sourde en [f] « froissement » « foulés » « mufle ».

- « Bête royale » périphrase à connotation méliorative. Le lion est assimilé à « majestueux, fort, noble, puissant, invincible ». Ce n’est pas n’importe quelle bête que combattent l’empereur et son protégé, c’est le roi des animaux. C’est un « topos » (lieu commun) ce qui lui donne de l’importance (le lion toujours assimilé au roi).

- Le lion est un archétype (modèle) de beauté/dangerosité, il est « beau », « terrible » ,« divines », « le danger ». Ce sont les champs lexicaux de la beauté et de la dangerosité qui sont utilisés ici de manière alternée de sorte que le lion soit un être puissant à la hauteur d’un empereur.

Référence au lion de Némée étranglé par Hercule : Antinoüs et Hadrien sont les véritables Héraclès de l’histoire.

 

II) Fougue et imprudence d’Antinoüs l.5-8

-  Hadrien est « Placé un peu en arrière » car il a promis à Antinoüs la première place étant donné qu’il a grandi. C’est une sorte de rite de passage à l’âge adulte : « Il n’était plus de temps de le laisser en enfant ».

- « je n’ai pas le temps de le retenir », « imprudemment », « trop près » montre la fougue et l’imprudence d'Antinoüs. Hadrien se montre comme un être d’expérience. On peut se demander si le souhait de Antinoüs et d’impressionner son père spirituel.

 

III) Attente mortelle l.8-12 

- allitération en [ce] avec « transpercé », « s’écroula » qui montre la violence du coup. La bête royale est rabaissée à un « fauve ». Ce n’est plus une bête royale, mais bien une « masse rugissante est confuse ». Il bat le sol de sa queue comme un animal blessé. Cette résistance annonce qu’il va se relever. « Rugissante » montre que le fauve rugit de douleur. « Le lion enfin se redresse » est un coup de théâtre. Il y a un danger car Antinoüs est désarmé.

 

IV) Hadrien se donne le beau rôle l.13-18

« J’avais prévu ce risque », « J’interposai », « j’avais l’habitude » ,« il ne me fut pas fut pas difficile d’achever le fauve » montrent l’expérience d’Hadrien mise en valeur ; c’est la prudentia « prudens ». Il est prudent, c’est facile pour lui, car il a l’habitude de ce genre de chasse.

Il vante les mérites des romains, fier de sa civilisation « la monture », « je » mis en valeur.

Il sauve la vie d’Antinoüs ce qui restera dans la tête du jeune homme dans la suite de l’œuvre. Hadrien est ici le dieu sauveur, le « deus ex machina », il est la résolution et pour lui tout est facile. Dieu arrive et aussitôt c’est fini.

Hadrien ne montre pas d’émotions, pas de peur ce qui est assez étrange au vu de la situation. Il est parfaitement stoïque et ce qui est une valeur romaine. Il ne montre pas sa souffrance et pourtant le texte offre un point de vue interne.

 

V) La mort du lion l.18-22

Le lion est terrassé, il est mord la poussière au sens littéral et figuré : « s’effondra », « rouler ». C’est plus que tomber. Impression que le corps est désarticulé « mufle », « filet de sang noir coula sur l’eau » donc il teinte l’eau.

Allitération en [f] « s’effondra », « mufle », « fois » marque la grande chute.

« Le grand chat couleur du désert, de miel et de soleil » exprime la jubilation du chasseur qui rabaisse la bête royale au fauve à un grand chat. C’est ambigu car le chat est beau. On remarque les couleurs chaudes qui font du bien : « miel et soleil ». Lui si beau (on fait son éloge), la boucle est bouclée, c’est un hommage de chasseur. Il rappelle sa noblesse « miel et soleil » et sa majesté royale car plus qu’humaine.

 

VI) Épilogue, le retour au camp l.22-25

Le cheval tremble après l’action mais pas Hadrien ni Antinoüs qui sont les héros courageux de cette épopée. C’est très factuel, peu d’émotion de la part d’Hadrien alors qu’il a eu peur, on le sait car il a fait dans des cauchemars de cette scène avec le lion. De nouveau on retrouve un empereur stoïque devant l’action. 

Conclusion : ce passage exalte l’héroïsme des deux hommes. Antinoüs a réussi son épreuve, il fait preuve de virtus (courage). Hadrien s’est montré invincible « imperator invictus », culte de l’empereur, rattaché au soleil, soleil qu’aiment les égyptiens, et Hadrien est en Égypte. La boucle est bouclée. Il montre aux Égyptiens qu’il est invincible et qu’il a battu leur lion de Némée qui leur faisait tant peur à la manière d’Hercule. Ce passage présente le cauchemar et annonce la mort prochaine d’Antinoüs.

Réflexions sur l’avenir de Rome et de sa civilisation

Dans ce passage, Hadrien est revenu à sa célèbre villa Hadriana à Tibur après avoir tout prévu pour sa succession. Antonin va lui succéder mais promet d’adopter Marc Aurèle. Il se réfugie dans son théâtre maritime pour mieux s’isoler et se livrer à une réflexion sur l’avenir de Rome et de sa civilisation.

Pourquoi Hadrien a-t-il cette réflexion politique et historique ? Leçon de géopolitique pour ses successeurs ? Célébration indirecte de son siècle d’or (après moi ce sera moins bien…) ?

Plan : l1-6 la prophétie d’Hadrien l7-13 une nouvelle ère de paix l13-15 les barbares l.16-23 le christianisme l.24-25 bilan.

 

I) La prophétie d’Hadrien l1-6

Ce texte est écrit au futur : « viendront » « triomphera » « s’installera » ce qui en fait presque une prophétie.

Hadrien imagine des bouleversements dans l’empire « catastrophe », « ruine », « désordre », des mots très forts, pas de métonymie. Il a un grand sens politique comme le montrent « l’ordre » et « la paix ».

Yourcenar pense à travers l’œuvre et Hadrien à Alaric et à la 2nde guerre mondiale.

On peut penser à la chute de l’empire romain, au pillage de Rome ou bien au cataclysme de la seconde guerre mondiale.

Hadrien sait qu’il a stabilisé les frontières mais que ce n’est pas forcément durable : « Tellus stabilita ».

Dans ce 1er temps, la vision du temps est pessimiste avec les pluriels d’emphase « ruines », « catastrophes » et l’hyperbole « le désordre triomphera » qui est presque un oxymore car c’est un ordre dans le triomphe donc cet ordre devient un désordre. En latin, le triomphe représente le retour à l’ordre romain.

Les termes négatifs : « de temps en temps » indiquent que la paix est une petite période « entre deux périodes de guerre ». Vision civilisatrice de l’empereur : « liberté, humanité, justice » frappé sur les pièces d’où son titre « d’Optimus Princeps ». Ce pessimisme est une leçon de lucidité politique qu’il veut donner à ses successeurs. Ce sont des attitudes vagues qui peuvent s’appliquer à la fois monde médiéval et au monde moderne. On peut voir l’intrusion de la narratrice sur une nouvelle période (lien avec la seconde guerre mondiale). 

Yourcenar a vécu aux USA ce qui peut expliquer cette vision grandiose qui transparait à travers Hadrien.

 

II) Une nouvelle ère de paix l7-13

Il insiste sur une ère de paix mais cela n’empêche pas les bouleversements qui viennent d’avoir lieu, ce sont toujours des gens ayant soif d’Humanitas (humanité culture). Gradation « livre coupole statues frontons ». 

Métonymies des idées : le livre est une métonymie littéraire, savoir, connaissance, culture : HUMANITAS.

La statue est une métonymie de l’art : FELICITAS.

Les coupoles et les frontons donc l’architecture rapellent qu’Hadrien est un bâtisseur.

Hadrien croit en une continuité de l’homme qui pense et qui civilise le monde malgré les crises politiques et sociales passées, futures et présentes.

Hadrien veut hisser l’homme au niveau des dieux par la pensée. La métaphore filée : la route du temps suggère que les hommes peuvent accéder à une forme d’immortalité par le savoir, une immortalité terrestre. Certains hommes deviennent immortels à intervalles réguliers (lumière sur le chemin du temps) afin de continuer l’œuvre romaine perçue comme universelle (égouts, temples). 

 

III) Les barbares l.13-15

Hadrien revient avant l’âge d’or. 

Pour Hadrien, Rome est la matrice, le moule qui va donner une marque au monde : optimisme, mythe du progrès.

Chabrias est un philosophe de l’entourage d’Hadrien. Un pastophore est un prêtre oriental. Mithra est un culte oriental.

 

IV) Le christianisme l.16-23

Mythe du Sol Invictus (soleil invaincu). Hadrien montre qu’il a l’intuition d’un remplacement de la religion. La prophétie est réalisée car le pape aura le titre de grand pontife (pontife est un terme romain et le pape vit à Rome). Ainsi Hadrien montre l’origine des religions. Il prophétise qu’une bande de sectaires fera naître la religion la plus grande : le christianisme, et le peuple va devenir une grande figure universelle de l’autorité. « cercle d’affiliés », « bande de sectaires ».

 

V) Bilan l.24-25

« J’accepte avec calme » signifie l’acquiescement au monde du stoïciens. Les vicissitudes sont les changements cycliques, les malheurs, les difficultés de la vie. Rome reste éternelle. Rome a la beauté éternelle.

Conclusion : Hadrien n’est ni pessimiste ni optimiste. Il est lucide, il voit les changements. Il veut entrer dans l’éternité. « Tachons d’entrer dans la mort les yeux ouverts » c’est une réalité, la phrase finale. Lucide vient de luxe ce qui signifie qu’il voit la lumière. Ainsi, l’histoire est un éternel recommencement sur le chemin de l’immortalité. Ils acceptent donc que Rome soit habitée par d’autres parce que tout en évoluant, elle restera la matrice du monde. C’est en cela qu’elle est éternelle tout comme ses mémoires qui sont avant tout l’œuvre qui pérennisera sa vie.

Écrire commentaire

Commentaires: 0