Analyse du face à face entre Lucien et Vautrin dans Illusions perdues de Balzac

Analyse du face à face entre Lucien et Vautrin dans Illusions perdues de Balzac

Texte

Je vous ai pêché, je vous ai rendu la vie, et vous m'appartenez comme la créature est au créateur, comme, dans les contes de fées, l'Afrite est au génie, comme l'icoglan est au Sultan, comme le corps est à l'âme! Je vous maintiendrai, moi, d'une main puissante dans la voie du pouvoir, et je vous promets néanmoins une vie de plaisirs, d'honneurs, de fêtes continuelles... Jamais l'argent ne vous manquera... Vous brillerez, vous paraderez, pendant que, courbé dans la boue des fondations, j'assurerai le brillant édifice de votre fortune. J'aime le pouvoir pour le pouvoir, moi! Je serai toujours heureux de vos jouissances qui me sont interdites. Enfin, je me ferai vous!... Eh bien, le jour où ce pacte d'homme à démon, d'enfant à diplomate, ne vous conviendra plus, vous pourrez toujours aller chercher un petit endroit, comme celui dont vous parliez, pour vous noyer: vous serez un peu plus ou un peu moins ce que vous êtes aujourd'hui, malheureux ou déshonoré...

-Ceci n'est pas une homélie de l'archevêque de Grenade, s'écria Lucien en voyant la calèche arrêtée à une poste.

-Je ne sais pas quel nom vous donnez à cette instruction sommaire, mon fils, car je vous adopte et ferai de vous mon héritier; mais c'est le code de l'ambition. Les élus de Dieu sont en petit nombre. Il n'y a pas de choix: ou il faut aller au fond du cloître (et vous y retrouvez souvent le monde en petit!), ou il faut accepter ce code.

-Peut-être vaut-il mieux n'être pas si savant, dit Lucien en essayant de sonder l'âme de ce terrible prêtre.

-Comment! reprit le chanoine, après avoir joué sans connaître les règles du jeu, vous abandonnez la partie au moment où vous y devenez fort, où vous vous y présentez avec un parrain solide... et sans même avoir le désir de prendre une revanche! Comment, vous n'éprouvez pas l'envie de monter sur le dos de ceux qui vous ont chassé de Paris!"

Lucien frissonna comme si quelque instrument de bronze, un gong chinois, eût fait entendre ces terribles sons qui frappent sur les nerfs.

 

Balzac, Illusions perdues, III.

Commentaire composé

Comment, dans cet extrait de roman réaliste, Balzac fait glisser son récit vers le fantastique ?

 

I) Vautrin, un faux prêtre

Il y a une forte présence du champ lexical de la religion, mais qui est ici dévoyé.

“Jamais l'argent ne vous manquera... Vous brillerez, vous paraderez” : Vautrin parle de façon prophétique.

“Je serai toujours heureux de vos jouissances qui me sont interdites.” : un vrai prêtre ne regrette pas ses voeux de pauvreté et de chasteté.

“vous m'appartenez comme la créature est au créateur”: Vautrin parle à Lucien comme un démon ce qui nous montre que ce n’est pas un vrai prêtre. Vautrin veut créer un monde maléfique en ayant le contrôle sur des personnes qui sont les “créatures” de Dieu.

“J'aime le pouvoir pour le pouvoir, moi!”: jamais un prêtre ne dirait cela puisque le pouvoir appartient à Dieu et donc un prêtre n’est pas autorisé à vouloir autre chose que servir Dieu. 

“je vous adopte et ferai de vous mon héritier”: un prêtre ne peut pas faire de quelqu’un son héritier. Cette phrase pourrait être prononcée par un empereur romain, Vautrin se prendrait donc pour une personne de pouvoir très puissante ce qui n’est pas dans les valeurs d’un prêtre.

“Comment, vous n'éprouvez pas l'envie de monter sur le dos de ceux qui vous ont chassé de Paris”: les prêtres doivent pardonner, c’est ce que Jésus a enseigné à tous les chrétiens (“Aimez-vous les uns les autres comme je vous ai aimés”, “Bénissez vous ennemis). C’est encore une preuve que Vautrin est un imposteur et qu’il ne respecte pas les valeurs chrétiennes qui enseignent à combattre la haine par l’amour.

“vous pourrez toujours aller chercher un petit endroit, comme celui dont vous parliez, pour vous noyer” : ces paroles de Vautrin sont une invitation au suicide qu’il présente à Lucien comme une alternative, alors que pour les chrétiens le suicide est interdit, c’est un péché capital qui coupe définitivement l’homme de Dieu et l’empêche d’aller au Paradis.

 

II) Une vision du monde immorale

C’est un passage de dialogue dans lequel le personnage de Vautrin veut séduire et soumettre le personnage de Lucien par la parole.

“Je vous maintiendrai, moi, d'une main puissante dans la voie du pouvoir, et je vous promets néanmoins une vie de plaisirs, d'honneurs, de fêtes continuelles”: Vautrin promet beaucoup de choses à Lucien mais peut-être trop de choses. Lucien, avec tout ce que lui promet Vautrin, deviendra quelqu’un de très puissant. Il présente le but de la vie comme une jouissance perpétuelle, alors que l’idée défendue par Balzac c’est que le bonheur de l’homme réside dans ses aspirations spirituelles.

“Jamais l'argent ne vous manquera... Vous brillerez, vous paraderez, pendant que, courbé dans la boue des fondations, j'assurerai le brillant édifice de votre fortune”: Vautrin essaye de séduire Lucien (de l’attirer à lui), qui est désespéré et qui à tenté de se noyer. Il peut donc être une proie facile pour Vautrin.

“Les élus de Dieu sont en petit nombre”: ironique, le monde est dirigé par une poignée d’hommes malhonnêtes.

 

III) Un pacte avec le diable 

“vous m'appartenez comme la créature est au créateur”: le verbe appartenir montre l’idée d’un pacte entre le maître, créateur qui ici est Vautrin, et la créature, ici Lucien. Ce dernier deviendra justement une créature quand Vautrin lui aura donné le pouvoir, l’argent, etc… d’une façon qui semble surnaturelle et qui est réellement maléfique puisque la corruption est une altération de la pureté originelle et qu’aucun retour à un état antérieur n’est possible.

“Eh bien, le jour où ce pacte d'homme à démon, d'enfant à diplomate, ne vous conviendra plus, vous pourrez toujours aller chercher un petit endroit, comme celui dont vous parliez, pour vous noyer”: le pacte est éternel et ne peut être brisé que par la mort. Lucien est en quelque sorte prisonnier de Vautrin, il lui appartiendra jusqu’à la fin de sa vie. 

“Les élus de Dieu sont en petit nombre”: Vautrin se prend pour le dieu de la richesse et du pouvoir capable de changer le destin des hommes.

“parrain”: ce mot renvoie directement à l’introduction d’un homme dans un royaume surnaturel, mais ici c’est celui du diable.

“Lucien frissonna comme si quelque instrument de bronze, un gong chinois, eût fait entendre ces terribles sons qui frappent sur les nerfs.” : le frisson de Lucien lui fait ressentir la présence du surnaturel.


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